dimanche 31 août 2008

Homosexualité : 6 100 000 / Hétérosexualité : 310 000

En juillet 2008, en cherchant sur Google le nombre de pages correspondant aux termes « homosexualité » et « hétérosexualité », on trouvait respectivement les indications suivantes : 6 100 000 d’une part, et 310 000 d’autre part. Autrement dit, il y a vingt fois plus de pages contenant le mot « homosexualité » que de pages contenant « hétérosexualité ». Or les enquêtes statistiques affirment en général que la population homosexuelle représente 5% environ de la population totale. En d’autres termes, les homosexuels ne seraient qu’un vingtième de la population globale. Bref, les homosexuels ne sont qu’un vingtième de la population globale, mais le mot lui-même est vingt fois plus fréquent sur internet que le terme « hétérosexualité ».

Est-ce à dire que la toile parle beaucoup plus des homosexuels que des hétérosexuels ? Evidemment non. Les hétérosexuels sont moins nommés, mais beaucoup plus présents en réalité. Ils apparaissent de manière constante, et même dominante, mais sans être désignés en tant que tels. Ils jouissent du privilège paradoxal, celui du point de vue, qui est toujours le point aveugle : le sujet dominant observe, nomme autrui, sans avoir besoin de se définir soi-même, demeurant ainsi toujours la référence implicite à partir de laquelle sont décrites les autres réalités du monde. Privilège épistémologique, mais aussi politique. Mais désormais, nous nous arrogeons le droit d’observer les observants dans cet observatoire de l’hétérosexualité et des cultures hétérosexuelles.

Quelques citations sur l'hétérosexualité

« Songez que, dans nos sociétés, dans nos mœurs, tout prédestine un sexe à l’autre ; tout enseigne l’hétérosexualité, tout y invite, tout y provoque, théâtre, livre, journal, exemple affiché des aînés, parade des salons, de la rue. Si l’on ne devient pas amoureux avec tout ça, c'est qu'on a été mal élevé, s’écrie plaisamment Dumas fils dans la préface de La Question d’argent. Quoi ! Si l’adolescent cède enfin à tant de complicité ambiante, vous ne voulez pas supposer que le conseil ait pu guider son choix, la pression incliner, dans le sens prescrit, son désir ! Mais si, malgré conseils, invitations, provocations de toutes sortes, c’est un penchant homosexuel qu’il manifeste, aussitôt vous incriminez telle lecture, telle influence (et vous raisonnez de même pour un pays entier, pour un peuple) ; c’est un goût acquis, affirmez-vous ; on le lui a appris, c’est sûr. » (André Gide, Corydon, 1924)

« L'hétérosexualité, c'est mieux. » (Edith Cresson, premier ministre, 1991)

« De fait, dans ses efforts pour effectuer son auto-naturalisation en original, l'hétérosexualité doit se comprendre comme une répétition compulsive et contraignante : elle ne produit rien d'autre que l'effet de son originalité. Les identités hétérosexuelles contraignantes consolident les fantasmes ontologiques d' « homme » et de « femme » et, par des coups de théâtre, se posent comme fondement et origine de la mesure normative du réel. » (Judith Butler, Imitation et insubordination du genre, 1991)

« L'homosexualité fait partie des états premiers de la sexualité humaine, elle ne représente pas la fin de la sexualité, qui, dans le meilleur des cas, s'achemine vers l'hétérosexualité » (Tony Anatrella, prêtre et psychanalyste, Le Monde, 10 octobre 1998)

« Il ne peut y avoir aucune équivalence entre couples hétérosexuels et couples homosexuels. Cette évidence ne s'inspire d'aucune considération morale ou intégriste » (Jean-François Mattei, député DL, 1998).

« L'homosexualité est dangereuse, et inférieure à l'hétérosexualité » (Christian Vanneste, 2005, député UMP, condamné pour injure à caractère homophobe).

La « Culture hétérosexuelle »

Balivernes ! La « culture hétérosexuelle » ? Ce concept inédit n’est-il pas tout simplement absurde ? Il a fallu pas mal de temps pour qu’émerge le concept de « culture gaie ». Mais aujourd’hui, de nombreux ouvrages et articles utilisent cette formule, et rien qu’en France, il y a eu ces dernières années pas moins de trois dictionnaires sur ce sujet. Pour autant, peut-on parler de la « culture hétérosexuelle » ? Il y a bien sûr des pratiques hétérosexuelles, mais en quoi fondent-elles une culture particulière ?

De fait, il y a vraiment lieu de parler de la « culture hétérosexuelle », qui est d’ailleurs loin d’être universelle. En effet, bien que la nature humaine soit évidemment hétérosexuée, ce qui permet la reproduction de l’espèce, les cultures humaines ne sont pas nécessairement hétérosexuelles, c’est-à-dire qu’elles n’accordent pas toujours de primauté symbolique au couple homme-femme et à l’amour dans les représentations culturelles, littéraires ou artistiques, comme le prouve l’examen des sociétés anciennes ou « archaïques ».

En allant plus loin, il faudrait peut-être même se demander si les cultures hétérosexuelles, c'est-à-dire celles où l'attirance pour l'autre sexe est partout figurée, cultivée, célébrée, ne constituent pas un cas particulier que des raisons historiques, liées à l'expansion économique et coloniale, auraient rendu apparemment général. En effet, dans de nombreuses sociétés, bien que les pratiques hétérosexuelles soient l’usage ordinaire, elles ne sont jamais exaltées sur le mode de l’amour, et encore moins de la passion. Elles constituent une exigence sociale objective, qui structure évidemment les rapports sociaux de sexe, mais elles ne sont guère sublimées, le désir de l’homme pour la femme étant perçu comme nécessaire et secondaire en même temps. En tant que telles, elles ne sauraient être valorisées, ce qui explique bien souvent le peu de place attribué à l’amour dans ces civilisations. En réalité, l’importance donnée à l’amour, ou plus exactement à l’amour hétérosexuel, semble être une particularité de nos sociétés occidentales, comme le note à juste titre John Boswell :

La culture industrielle a fait de ce sujet une véritable obsession. A observer les monuments de la civilisation occidentale moderne, on pourrait avoir l’impression que l’amour a été le centre d’intérêt majeur de la société industrielle des XIXe et XXe siècles. La majorité écrasante des ouvrages de littérature, d’art, de musique populaires a pour thème la recherche de l’amour, sa célébration ou les plaintes qu’il inspire ; ce point est d’autant plus surprenant que l’essentiel de la population à laquelle ces messages culturels s’adressent est déjà mariée ou trop âgée pour être vraiment concernée par la question. Ceux qui sont plongés dans cet océan d’amour[1]ont tendance à penser que cela va de soi ; bien des spécialistes du sujet sont eux-mêmes inconscients de la place primordiale qu’il occupe dans les civilisations où ils ont grandi. Or très peu de civilisations anciennes ou demeurées à l’écart de l’industrialisation seraient prêtes à admettre –ce que personne en Occident n’aurait l’idée de contester– que l’homme existe pour aimer une femme et la femme existe pour aimer un homme.[2] La plupart des humains, de tout temps et de tout lieu, auraient jugé étroite cette mesure de la valeur humaine.

De nombreuses civilisations, ainsi que les sociétés occidentales du passé, se sont davantage préoccupées d’autres enjeux culturels : célébration de personnages héroïques ou d’événements hors du commun, méditations sur les saisons, observations sur la réussite, l’échec ou la précarité des cycles agricoles, histoires de famille (dans lesquelles l’amour joue un rôle restreint, lorsqu’il n’est pas complètement absent), études ou élaborations de traditions religieuses ou politiques[3].

[1] Extrait d’une chanson populaire enregistrée en 1959 par Lou Phillips.
[2] Extrait d’une autre chanson populaire, elle aussi classée première au hit-parade américain, The Game of love, interprétée par Wayne Fontana en 1965.
[3] Les Unions de même sexe dans l’Europe antique et médiévale, Paris, Fayard, 1996, p. 20.

De ce fait, si la reproduction hétérosexuée est la base biologique des sociétés humaines, la culture hétérosexuelle, elle, n'est qu'une construction parmi d'autres, et en ce sens, elle ne saurait être présentée comme le modèle unique et universel. Dès lors, il convient de se demander à partir de quand, comment et pourquoi notre société a commencé à célébrer le couple hétérosexuel. Il faudrait, en effet, s'interroger sur les origines du dispositif socio-sexuel dans lequel nous vivons aujourd'hui, le sujet n'ayant jamais été étudié en ces termes. Mais il faut pour cela accomplir une véritable révolution épistémologique : sortir l’hétérosexualité de « l’ordre de la Nature », et la faire entrer dans « l’ordre du Temps », c’est-à-dire dans l’Histoire.

Pourquoi un « Observatoire de l’hétérosexualité » ?

Les women studies avaient ouvert le champ aux men studies, les black studies aux white studies, renversements dont la portée intellectuelle et politique n'est que trop évidente. De même, il était temps que les études gaies et lesbiennes ouvrent la voie à la recherche sur l'hétérosexualité...

En effet, paradoxalement, c’est l'essor des cultures gaies et lesbiennes qui rend aujourd'hui possible une réflexion de fond sur la question hétérosexuelle. De manière tout à fait frappante, depuis des siècles, des milliers d'ouvrages ont été consacrés au mariage, à la famille, à l'amour ou à la sexualité des hétérosexuels, mais en fait, l'hétérosexualité en tant que telle n'apparaissait guère dans ces écrits : elle était en général le point de vue, et donc le point aveugle de toute vision. Partout présente, mise en scène, exaltée, elle échappait cependant à toute interrogation, comme si elle était transparente à elle-même, comme si elle était en-deçà de toute réflexivité. Dès lors, l'absence de réflexion sur l'hétérosexualité est en elle-même un fait remarquable, quoique rarement remarqué.

Pourtant, le monde qui nous entoure est tout entier obsédé par l'imaginaire du couple hétérosexuel : les contes de l'enfance, les romans des adultes, le cinéma et la télévision, les journaux et les magazines, les publicités et les chansons populaires, tout célèbre à l'envi le couple de l'homme et de la femme. C'est un empire invisible, invisible du moins pour la plupart des hétérosexuels...

Aujourd'hui, penser la réalité hétérosexuelle s'avère une véritable urgence : exaltée comme si elle était un objet-culte, l'hétérosexualité est en même temps négligée comme si elle n'était qu'une routine sociale. J'ose dire pourtant qu'elle n'a mérité ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Elle est un sujet orphelin, totalement ignoré par la communauté intellectuelle, ignoré par la société tout entière en fait, ce qui paraît regrettable. Or l'hétérosexualité est recréée et mise en scène chaque jour par quantité de personnes, qui la produisent sans y penser, et souvent même sans le savoir, des individus qui sont en quelque sorte les M. Jourdain de l'hétérosexualité.

C'est pourquoi il faudrait une sorte de rupture épistémologique, et pour tout dire une révolution copernicienne, pour éveiller la culture hétérosexuelle à la conscience spéculaire de soi-même. Le problème mérite que chacun s'y arrête peu ou prou, homosexuels compris, car l'hétérosexualité est une question trop importante pour qu'on la laisse aux seuls hétérosexuels. Par ailleurs, comme le sujet est à la fois très original (dans le monde, les ouvrages sur l’hétérosexualité elle-même sont rarissimes) et très commun (dans le monde, beaucoup de personnes sont concernées de près ou de loin par l’hétérosexualité), il devrait susciter l'intérêt général. C’est pourquoi nous lançons en ce jour cet observatoire de l’hétérosexualité en général, et de la culture hétérosexuelle en particulier.